samedi 30 juin 2012

ANNA KAVAN / Mon âme en Chine.

"Voici la fin d'un été hors du temps et de toute réalité, la fin d'un été de cauchemars. D'un été entièrement perdu, d'une période engloutie qui a modifié la forme de mon être, disloqué la continuité de mon existence. Je ne serai jamais plus celle que j'étais lorsque la durée existait encore, que j'étais étendue dans les hautes prairies de juin, suçant la tige juteuse des herbes; celle qui vivait en amante, qui peignait, qui était réelle, dont les oiseaux ne se moquaient pas en sifflant. Mon être à moi, l'aboutissement d'une lignée d'ancêtres, la personne que j'étais appelée à devenir a été irrémédiablement mutilée, mise en pièces. Le difficile équilibre de ses pensées et de ses sentiments a été détruit par les Barbares et les joueurs de football qui ont grossièrement fracturé toutes les cachettes, violé le sanctuaire le plus intime.

Ce qui reste de moi, maintenant qu'ils ont recollé les morceaux, rôde à l'intérieur de sa cage comme ce léopard teigneux d'un zoo à Panama, ou comme une invention sortie de l'imagination de quelqu'un d'autre. Ni jour, ni nuit, nulle part où aller, et rien à faire. Un corridor désert, où croupit une stupeur léthargique au sinistre relent, qui ressemble au boyau d'un long poisson blanc en train de pourrir. A moins que ce ne soit l'intérieur vide de la seringue quand son piston a été poussé à fond, mes nerfs frémissent toujours à l'odeur de l'aiguille dégoûtante qui reste plantée à l'intérieur de mon corps. Aucune loi sinon celle du cauchemar, pas d'autre réalité que ce corridor maléfique dont l'existence s'explique quand les portes s'ouvrent une à une, livrant passage aux somnambules, les uns marchant seuls avec des contorsions grotesques, tremblotant comme des paralytiques, la plupart chassés en avant, certains traînés comme des objets inanimés, leurs talons enfoncés dans des sortes de rails creusés à cet effet dans le sol.


La fille avance à côté de moi, le visage levé, rayonnant. A la voir, on devine qu'elle a perdu son âme, qu'un jour son âme s'est envolé en Chine.
...
Dans l'endroit où nous mangeons, les nourritures ont, depuis longtemps, refroidi sur les tables. La viande, hachée pour éviter l'emploi ds couteaux, est déjà figée, les pommes de terre cireuses posées sur les assiettes d'émail blanc ont une rigidité cadavérique. Quand nous sommes tous installés, ils referment la porte à clé. La fille sans âme, à côté de moi, n'avale pas une bouchée. Ils l'encouragent à manger avec une gentillesse hypocrite. Je sais ce qui arrivera si elle refuse sa nourriture, et j'essaie de la prévenir, je chuchote à son oreille, je tire sa manche. Mais cela n'est pas permis, il ne doit s'établir aucun contact entre nous, et on nous sépare brutalement. Juste avant qu'ils ne l'emmènent de force, elle se retourne  pour me regarder. Ses yeux sont fantastiques, ce ne sont pas des yeux humains: ce sont deux grands trous vides à travers lesquels on aperçoit les noires horreurs en tourbillons du chaos, des espaces sans fond, les sombres terreurs de l'éternité et de la nuit primordiale. Il faut avoir laissé son âme en Chine pour posséder ces yeux-là.

"Allons, allons" dit quelqu'un, secouant mon épaule et me donnant une tape sur la main pour lui faire lâcher prise. Je baisse la tête, je m'aperçois que je tiens une cuillère, et je comprends soudain que ces yeux sont les miens, réfléchis dans la sphère brillante du métal- ce sont mes yeux qui me fixent, béants comme des trous vides où passe le vent."


Anna Kavan, Mon âme en Chine, Flammarion, 1984.

Photographies : Walker Evans, 1941.

dimanche 24 juin 2012

PHOTO TROUVEE













 






Où, sans une seule ligne de texte, un livre se lit de bout en bout, lentement et frissonne tout entier de ce paradoxe que ce que nous regardons est à la fois présent au regard et disparu, parce que fixé et évanoui, dissipé dans le passé et l'anonymat... "Photo trouvée", c'est une collection de photographies constituée amoureusement par l'historien et enseignant de la photographie Michel Frizot. C'est un livre paru chez Phaidon en 2006, au format compact, et d'apparence, muet. D'apparence, car il suffit de l'entrouvrir pour que  ces photos d'amateur, abandonnées aux hasards de marchés aux puces, de brocantes et de vides-greniers,  laissent échapper hors cadre des bouts d'histoires.
Fragment d'une scène qui a débordé et qu'en l'absence de témoins l'imagination peut seule, intimement, réinventer, chaque image semble moins lue qu'en train de nous lire...


Emouvantes, frêles en raison de leur parcours difficile jusqu'entre les pages de ce livre, ou simplement  à cause de leur format, chacune de ces photographies est reconsidérée, rendue à sa dimension  d'objet précieux ( une page , une photo) et comme tel, scrutée, interrogée avidement. J'ai reconnu là, pour ma part, quelque chose d'assez proche de ce qu'Arlette Farge décrit de la découverte puis la lecture de l'archive...

 Rien à priori que de très ordinaire, de très familier: le visage aveugle d'un petit enfant endormi au bord d'une table, des portraits de groupes, l'aïeul et le dernier-né, pique-niques et paysages de campagne ou de bords de mer... Raides ou abandonnés, les corps se livrent à des danses étranges selon les poses consenties ou les postures insolites, les angles de prise de vue donnant parfois lieu à d'étranges résultats dont les photographies prennent, irrémédiablement, acte. 
Le temps a travaillé contre elles: fanées, rayées, dévorées d'ombres ou de lumière. Elles en décousent bravement avec les normes de la photo réussie: décadrages, contrastes et ombres envahissants, flous et tremblés, surexpositions, contre-jours... Grâce à leur maladresse, à leur désordre, ces images ont passé de mains. Loin d'avoir disparu dans le secret d'albums embaumés, le rejet dont elles ont fait l'objet leur a offert une seconde vie, à l'abri du temps- une vie de luxe. 



Photo trouvée, collection élaborée par Michel Frizot assisté de Cédric de Veigy, Phaidon, 2006, Paris.

mercredi 20 juin 2012

STAN BRAKHAGE / Mothlight, 1963


A tribute to Virginia Woolf...

"What a moth might see from birth to death if black were white & white were black." 

Stan Brachage, 4'silent film, 1963; moths wings collected from inside of lamps and windows.


dimanche 17 juin 2012

ELSE LASKER-SCHULER / Quelques feuillets du journal de Zürich (pot-pourri)

 Exilée, le mot est lâché. Arrachée aux territoires de son passé,  Else Lasker-Schüler n'a d'autres compagnons, depuis six ans qu'elle vit en Suisse, que les moineaux qui viennent lui dérober quelques miettes...

 "C'est ainsi que je vis depuis que j'ai été chassée."
La sulfureuse poétesse allemande erre seule dans Zürich, dans cette grande pauvreté de ceux qui n'ont rien prévu, rien vu venir de cette "graine noire" germée en Europe. Sur ces pages écrites entre 1936 et 1945 la cité helvète n'est qu'un dérisoire et pâle palimpseste de la ville idéale, Berlin; Berlin où Else s'est constituée comme une voix majeure de la poésie expressionniste, aux côtés d'amis tels que le peintre Franz Marc ou Gottfried Benn, avant qu'il ne tourne mal...
Et ces lieux perdus à jamais deviennent désormais pour elle des noms, minces échos de tout ce qui faisait sa vie... 

"Je crois que nous sommes tous morts les uns
  pour les autres-
Mort aussi, notre café de Berlin." 


 Devant la bienveillance placide de ses hôtes comme devant une paroi invisible et infranchissable, Else Lasker-Schuler  maintient vifs son angoisse et une perception chatoyante de ce qui l'entoure et l'habite. Sa résistance? l'écriture, l'humour: devant les exemplaires défraîchis de son dernier livre, qui croupissent dans la vitrine d'une  librairie; en présence d'une petite fille égarée en quête de son "Daheime', ce chez-nous brutalement dissous...
 
Ce sont de dérisoires objets, parmi les plus soumis à la contingence, qui  vont réveiller l'imaginaire, seul espace inaliénable. Comme chez un autre exilé fameux - Walter Benjamin- jeux et jouets de l'enfance lèvent magiquement un tourbillon d'émotions et de mouvements propres à conjurer l'horreur et l'incompréhensible: poupée et son petit piano bleu, toupie, jeux de cartes, cinématographe tournoyant, étourdissant et en cela, nécessaire...
En ces années blêmes de haine, de solitude forcée, la mémoire transformée de l'enfance élève un rempart moins fragile qu'il n'y paraît contre l'amertume et ses ombres.

"J'ai fini ma journée, une lune
grise se lève sur sa
barque au dessus du lac de
Zürich - avec un colis: Neurasthénie."

                               ***

 Ce petit texte, le second opus de la poétesse allemande traduit par Héros-Limite ( le premier avait un peu déçu,on ne s'en cachera pas...) étonne. Else Lasker-Schüler y parle un peu d'amour, beaucoup de nostalgie, mais ces feuillets, nerveux et insaisissables ( Jean-Michel Palmier a évoqué à propos d'une autre oeuvre, le Malik, des "lettres échevelées, tissées de rêves et d'angoisses") réfléchissent absolument les "écarts de l'imagination" que la poétesse revendique; décadrages, effets de loupe, zig-zags font s'entrelacer le  journal, les esquisses et les poèmes... Tout se mêle, se répond -ou pas, pour dire à la fois la souffrance et un grand désir de vivre.

Désespoir et émerveillement se frôlent au coeur de ce livre, porté par une puissance d'expression troublante( on pense à Marina Tsvetaeva): à découvrir et faire passer.

Extrait:


"Après mon mariage, je fus prise d'amour 
pour Berlin;
UnterSeinenLinden, sous ses tilleuls, j'étais
assise des heures durant,
Même les roues des camions de déménagement, 
sur son asphalte, étaient un chant.
Où es-tu Friedichstrasse de Berlin?
Et toi, mon inoubliable rue Tauentzien?


Plus compréhensible, pour moi, le divorce de mon mariage, que mon expatraition, divorce forcé de ma citoyenneté.


Et sans pension alimentaire
Ni moindre rente
S'est rompu de moi
Monstre, Berlin.
Et tous les amis et connaissances.


L'amour mis à part, Berlin fut de toute première importance, pour l'évolution de mon art.Là-bas on évaluait sans pitié, quel coup sonnait à l'horloge de l'Art. En matière d'amour, je suis toujours arrivée en retard...c'est une confidence que je te fais, cher lecteur.


ô combien le divorce m'a touchée.
De Berlin-de plus près que je ne pensais.
...
ô combien ça m'a touchée de près,
J'ai perdu mon peu de souffle,
C'est que je me donnais à fond,
J'étais folle de Berlin!
Et- j'ai dû m'enfuir.
Cher lecteur, penses-y-dans un
train-de-douleur la nuit."
 


Else Lasker-Schüler, Quelques feuillets du journal de Zürich (pot-pourri), traduction de Raphaëlle Gitlis, Editions Héros-Limite, Genève, 2012.

vendredi 1 juin 2012

DIANE DI PRIMA / Revolutionary letters.

 Fondatrice des éditions "The Poets Press", qui publient Gregory Corso et Herbert Huncke, Diane Di Prima co-dirige pendant dix ans avec Leroy Jones une revue littéraire mensuelle, "The Floating Bear". Puis elle part suivre sa route, proche d'un Thimothy Leary... Mère de cinq enfants, convertie au bouddhisme, elle vit et travaille à San Francisco et a publié une trentaine de livres dont deux des plus célèbres sont autobiographiques. En 1969, "Memoirs of a beatnik" et plus récemment ( encore qu'il y a presque dix ans... ) "Recollections of my life as a woman".

Moi, je ne connais d'elle que quelques pages traduites par G.George Lemaire dans son anthologie des écrits Beat, chez Al Dante ( Paris 2004) et ces "Revolutionary Letters", parues aux bons soins de City Lights Books, en 1971, l'année de ma naissance. Celle qui porte le numéro 49 est ma préférée. La voici, portée par la voix de Diane elle-même 
...And just remember: "every housewife a political prisoner / every woman a political prisoner / free yourself / dance ..."



 

Diane Di Prima, Revolutionary Letters, City Lights, San Francisco, 1971.