dimanche 17 juin 2012

ELSE LASKER-SCHULER / Quelques feuillets du journal de Zürich (pot-pourri)

 Exilée, le mot est lâché. Arrachée aux territoires de son passé,  Else Lasker-Schüler n'a d'autres compagnons, depuis six ans qu'elle vit en Suisse, que les moineaux qui viennent lui dérober quelques miettes...

 "C'est ainsi que je vis depuis que j'ai été chassée."
La sulfureuse poétesse allemande erre seule dans Zürich, dans cette grande pauvreté de ceux qui n'ont rien prévu, rien vu venir de cette "graine noire" germée en Europe. Sur ces pages écrites entre 1936 et 1945 la cité helvète n'est qu'un dérisoire et pâle palimpseste de la ville idéale, Berlin; Berlin où Else s'est constituée comme une voix majeure de la poésie expressionniste, aux côtés d'amis tels que le peintre Franz Marc ou Gottfried Benn, avant qu'il ne tourne mal...
Et ces lieux perdus à jamais deviennent désormais pour elle des noms, minces échos de tout ce qui faisait sa vie... 

"Je crois que nous sommes tous morts les uns
  pour les autres-
Mort aussi, notre café de Berlin." 


 Devant la bienveillance placide de ses hôtes comme devant une paroi invisible et infranchissable, Else Lasker-Schuler  maintient vifs son angoisse et une perception chatoyante de ce qui l'entoure et l'habite. Sa résistance? l'écriture, l'humour: devant les exemplaires défraîchis de son dernier livre, qui croupissent dans la vitrine d'une  librairie; en présence d'une petite fille égarée en quête de son "Daheime', ce chez-nous brutalement dissous...
 
Ce sont de dérisoires objets, parmi les plus soumis à la contingence, qui  vont réveiller l'imaginaire, seul espace inaliénable. Comme chez un autre exilé fameux - Walter Benjamin- jeux et jouets de l'enfance lèvent magiquement un tourbillon d'émotions et de mouvements propres à conjurer l'horreur et l'incompréhensible: poupée et son petit piano bleu, toupie, jeux de cartes, cinématographe tournoyant, étourdissant et en cela, nécessaire...
En ces années blêmes de haine, de solitude forcée, la mémoire transformée de l'enfance élève un rempart moins fragile qu'il n'y paraît contre l'amertume et ses ombres.

"J'ai fini ma journée, une lune
grise se lève sur sa
barque au dessus du lac de
Zürich - avec un colis: Neurasthénie."

                               ***

 Ce petit texte, le second opus de la poétesse allemande traduit par Héros-Limite ( le premier avait un peu déçu,on ne s'en cachera pas...) étonne. Else Lasker-Schüler y parle un peu d'amour, beaucoup de nostalgie, mais ces feuillets, nerveux et insaisissables ( Jean-Michel Palmier a évoqué à propos d'une autre oeuvre, le Malik, des "lettres échevelées, tissées de rêves et d'angoisses") réfléchissent absolument les "écarts de l'imagination" que la poétesse revendique; décadrages, effets de loupe, zig-zags font s'entrelacer le  journal, les esquisses et les poèmes... Tout se mêle, se répond -ou pas, pour dire à la fois la souffrance et un grand désir de vivre.

Désespoir et émerveillement se frôlent au coeur de ce livre, porté par une puissance d'expression troublante( on pense à Marina Tsvetaeva): à découvrir et faire passer.

Extrait:


"Après mon mariage, je fus prise d'amour 
pour Berlin;
UnterSeinenLinden, sous ses tilleuls, j'étais
assise des heures durant,
Même les roues des camions de déménagement, 
sur son asphalte, étaient un chant.
Où es-tu Friedichstrasse de Berlin?
Et toi, mon inoubliable rue Tauentzien?


Plus compréhensible, pour moi, le divorce de mon mariage, que mon expatraition, divorce forcé de ma citoyenneté.


Et sans pension alimentaire
Ni moindre rente
S'est rompu de moi
Monstre, Berlin.
Et tous les amis et connaissances.


L'amour mis à part, Berlin fut de toute première importance, pour l'évolution de mon art.Là-bas on évaluait sans pitié, quel coup sonnait à l'horloge de l'Art. En matière d'amour, je suis toujours arrivée en retard...c'est une confidence que je te fais, cher lecteur.


ô combien le divorce m'a touchée.
De Berlin-de plus près que je ne pensais.
...
ô combien ça m'a touchée de près,
J'ai perdu mon peu de souffle,
C'est que je me donnais à fond,
J'étais folle de Berlin!
Et- j'ai dû m'enfuir.
Cher lecteur, penses-y-dans un
train-de-douleur la nuit."
 


Else Lasker-Schüler, Quelques feuillets du journal de Zürich (pot-pourri), traduction de Raphaëlle Gitlis, Editions Héros-Limite, Genève, 2012.

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