lundi 7 janvier 2013

HENRY BAUCHAU / Pierre & Blanche, souvenirs...



Le livre dont il est question ici semble annoncer un double hommage, et traiter à parts égales de deux figures complémentaires, celles du poète Pierre Jean Jouve et de sa femme, Blanche Reverchon. Or c'est à l'évidence de Blanche, "non-écrite" et très aimée qu' Henry Bauchau souhaite se souvenir, Blanche à laquelle il doit tout, depuis sa première cure psychanalytique avec elle, qui dura trois ans.
Dès les années quatre-vingt, l'auteur de "La Déchirure" exprime le souhait d'écrire sur ce couple mal connu. C'est un échec, dont il reste quelques traces, fragments velléitaires sous les formes diverses d'un entretien, de lettres, ou de poèmes... "Pierre & Blanche " exhume ce matériau, sans liant, conservant au contraire ses redites, ses retours en de puissants méandres. Comme dans l'analyse, où la parole agissante devient, au fil des séances, une île, surgie souvent dans la difficulté,  dans le hors-temps des habitudes  mais en pleine "connivence des temps" du souvenir et du dire...

Blanche Reverchon est donc à peu près inconnue de tous. Sur le net on trouve une seule photographie d'elle. On la devine, derrière un immense bureau, austère, concentrée, vieillissante déjà. Pourtant cette femme étonnante n'avait pas que le seul talent de l'écoute... Médecin, psychanalyste ( reçue plusieurs fois par Freud à Vienne, elle voulait que la maître la prenne en analyse) et docteur en philosophie, elle épouse Pierre Jean Jouve en 1924. De leur vie commune il y a peu à savoir: en public, lui "parlait seul, Blanche ne disait jamais un mot." Figure idéalisée et d'autant mystérieuse, elle fait preuve d'une dévotion anachronique à son mari: elle  le prend littéralement en charge, son activité de psychanalyste permettant au ménage de soutenir le train de vie dispendieux initié par Jouve, et de nombreuses lettres à Henry Bauchau attestent de leur gêne - Blanche Reverchon-Jouve n'hésite pas à demander de l'aide à son ancien patient.

Rôle décisif, bien sûr auprès d'un homme au caractère difficile, colérique... Femme -volontairement- de l'ombre, Blanche Reverchon- "ange du foyer"- Jouve pourrait paraître insupportable... Oui mais, voilà, la dame échappe aussi à cette catégorisation, par le souvenir percutant de sa pratique professionnelle, tel qu'elle l'a laissé dans la mémoire de son  analysant le plus célèbre. Celle dont Bauchau avoue: "J'ai écrit pour elle, toute mon oeuvre tourne intérieurement autour d'elle et pourtant je ne l'ai pas encore écrite" est clairvoyante et charismatique.  Rendez-vous après rendez-vous la Sybille l'aide à se construire comme écrivain. Soulevant le voile avec des requêtes fortes - "Vous ne pourriez pas produire des rêves?"-, mettant à jour, limpides, les désirs profonds- "le levier de votre analyse, c'est l'écriture"- et les realia: " Nous ne sommes pas dans la réconciliation. Nous sommes dans la déchirure. On peut vivre aussi dans la déchirure, on peut très bien."
Pour le dire en une phrase, me reviennent les mots d'Hubert Nyssen,  écrivant, à propos de Joyce Mansour: elle prodiguait sa parole, rare, "comme elle eût ensemencé un champ d'incertitude"...

"En entrant chez la personne on s'embarrassait dans de grands rideaux gris. Ces rideaux faisaient penser à un gouvernement sévère. Peut-être était-ce l'abondance de gris dans la chambre qui suggérait la présence d'un cardinal maigre, teinté de grandeur espagnole, avec en arrière-plan les mots: exécution capitale. On luttait péniblement contre ces images pour avancer vers la personne réelle, mais on la distinguait mal car il fallait d'abord laisser pénétrer en soi un divan recouvert d'une peau de bête. Cette peau avait une forme et une contenance humiliées. On ressentait le choc de cette humiliation et c'est après qu'on voyait la femme.
Elle était debout, devant son fauteuil, tenant, comme on s'y attendait, une couverture dont elle se protégeait les genoux. Cette couverture signifiait le passé. La personne- mais était-ce la persone réelle?- qui s'asseyait avec le passé sur les genoux, était ancienne, elle n'était pas vieille. On avait en face de soi une femme avec tous ses pouvoirs et, en plus, le poli du temps. On savait que dans une existence antérieure, ou peut-être dans celle-ci par le jeu des images, elle avait exercé la magistrature profonde et proféré les paroles de la terre. 
On l'appelait madame mais, intérieurement, on était obligé de nommer une Sybille, ce qui était dangereux, car c'est avec elle que s'engageait, sur une couche obscure, le véritable dialogue.
Je faisais donc semblant de m'asseoir et d'expliquer quelque chose mais je n'avais aucune conscience de ce que je racontais à cette dame, étant entièrement absorbé par la signification de la Sibylle."

 Henry Bauchau, Souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon, Actes Sud, 2012.

Image: La maison du docteur Edwards, Hitchcock.

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