mardi 15 janvier 2013

JOAN DIDION / Le bleu de la nuit

 Je ne partage avec Joan Didion que le hasard d'une date de naissance, un cinq décembre jeté par dessus décennies et continents. Sa route est on ne peut plus éloignée de la mienne; pourtant, peu d'écritures ces dernières années m'ont davantage envoûtée ou émue que le "Livre de raison" ou "Maria avec ou sans rien".

 Voici donc "Blue nights" traduit en français, son récit tout en retenue de la perte de sa fille, et de tous ceux qui gravitaient autour de sa famille disparue. Voici donc le texte lancinant d'une survivante au bord de sa propre finitude. Poignant, dépouillé.
Sans pathos. Ni sentimentalisme. 
Impeccable.

 De Joan Didion, auteur tard découverte, peu traduite jusqu'au succès de "l'année de la pensée magique",  je sais quelques informations: le couple formé avec son mari John G. Dunne, leur aisance matérielle - ces "privilèges" qui en sont si peu; le talent d'observation et d'écriture tôt reconnu et exploité, diversement, dans la fiction, le reportage ou l'écriture de scénarios ( "Panique à Needle Park" ). Je sais aussi son goût pour les interzones, pour ces femmes tristes en tailleurs Chanel acidulés, aux journées vaines, occupées seulement de cocktails, de cigarettes et de déplacements continentaux en avion.

Mais... je ne ne bois jamais de cocktails au bord d'une piscine, je ne mettrai probablement jamais les pieds en Californie ni à Honolulu, j'écris à l'ombre d'un pseudonyme... Ceux que je chéris vivent autour de moi, me frôlent joyeusement chaque jour que nous partageons... Alors je le demande, pourquoi suis-je si touchée chaque fois que je lis Didion? Et je ne veux pas parler de ce principe selon lequel la représentation du malheur éprouvé par une autre, nous ferait mesurer notre chance... Non et non. Insuffisant.  Lire "Le Bleu de la nuit", c'est partager une expérience de la douleur, et, indubitablement, faire l'expérience d'une intelligence et d'une absence de complaisance rares.
 
Pudeur, dignité, pour dire la perte de son enfant, pour dire aussi,  en ces temps d'auto-suffisance généralisée des familles, de gloire autoproclamée des parents, la difficulté à être mère... Joan Didion affronte à soixante-dix huit ans  ses peurs, ses insuffisances, revenant avec émotion sur la complexité de l'adoption, sur ce qui se joue dans l'amour que l'on a pour ses enfants, et dans celui qu'ils ont pour nous. 

 Déjouant la tentation d'une complicité  pathétique avec son lecteur Didion impose la douleur qu'elle récite comme la sienne, mise en forme par elle - un langage poétique de reprises, de scansions et de ruptures. Elle impose aussi de se souvenir de la nécessité où l'on se trouve, un jour, de penser l'inévitable effacement - des images, des traces, - de soi. Et la solitude, immense, qui est la sienne. On en frissonne.


Qui prévenir. je réfléchis encore.
Mais toujours aucun nom ne me vient.
(...)
Une seule personne a le droit, a besoin de savoir.
C'est elle, bien sûr, la seule et unique personne à avoir besoin de savoir.
Je voudrais juste m'enfouir sous terre
M'enfouir sous terre et m'endormir.
Je m'imagine la prévenir.
Je suis capable de m'imaginer la prévenir parce que je la revois encore.
 Bonjour les Mamans.
De même que je la revois arracher les mauvaises herbes du court en terre battue de Franklin Avenue.
De même que je la revois assise sur le parquet répondre au huit pistes en chantant d'une voix suave.
Do you wanna dance. I wanna dance.
De même que je revois les stéphanotis dans sa natte, de même que je revois le tatouage de fleur de frangipanier à travers son voile. De même que je revois les semelles rouge vif de ses souliers quand elle s'agenouille devant l'autel. De même que je la revois, dans la cabine du haut, plongée dans le noir, du vol de nuit de la Pan Am de Honolulu à LAX, inventant l'heureux et inattendu revers de fortune de Lapinou.
Je sais que je ne peux plus l'atteindre.
je sais que, si j'essaie de l'atteindre - de lui prendre la main comme si ele était assise à côté de moi dans la cabine du haut vol de nuit de la Pan Am de Honolulu à LAX, de l'endormir en la berçant au creux de mon épaule, de lui chanter la chanson du papa parti chercher une peau de lapin pour y emmitoufler son petit bambin-, elle est vouée à m'échapper.
A disparaître.
A sombrer dans le néant: le vers de Keats qui l'effrayait tant.
 A pâlir comme pâlit le bleu de la nuit, à s'éteindre comme s'éteint la clarté.
A se fondre de nouveau dans le bleu.
J'ai de mes propres mains placé ses cendres dans le mur.
J'ai de mes propres yeux vu les portes de la cathédrale se refermer à six heures.
Je sais ce que c'est, ce que je suis en train de vivre.
Je sais ce qu'est cette fragilité, je sais ce qu'est cette peur.`
Ce n'est pas la peur de la perte.
Ce qui a été perdu est déjà dans le mur.
Ce qui a été  perdu est déjà derrière les portes closes.
C'est la peur de ce qui reste à perdre.
Peut être ne voyez-vous rien qui puisse encore être perdu.
Et pourtant il n'est pas un seul jour de sa vie où je ne la revois pas. 

Le bleu de la nuit ( Blue nights), Joan Didion, traduction de Pierre Demarty, Grasset, 2013.

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