jeudi 23 mai 2013

ANAIS NIN / Journal - Janvier 1937

"Je suis entrée impunément dans le monde de la psychanalyse, la grande destructrice d'illusion, la grande réaliste. Je suis entrée dans ce monde, j'ai vu les dossiers de Rank, lu ses livres, mais dans le monde de la psychanalyse j'ai trouvé le seul homme métaphysique: Rank. J'ai vécu jusqu'au bout le poème et j'en suis ressortie indemne. Toujours poète. Toutes les pierres attachées autour de mon cou de psychanalysée et d'analyste ne peuvent  noyer le rire. La vie pour moi est une danse profonde, sacrée, joyeuse, remplie d'âme et de mystère. mais c'est une danse. A travers les marchés, les maisons de passe, les abattoirs, les boucheries, les laboratoires scientifiques, les hôpitaux, Montparnasse, je marche avec mon rêve déployé et je me perds dans mes propres labyrinthes, et le rêve déployé me porte. 
C'est à cause de mon insistance sur le rêve que je suis seule. Lorsque je prends ma pipe d'opium, m'allonge et dis: politique, psychanalyse. Ces deux mots n'ont jamais voulu dire pour moi ce qu'ils veulent dire pour les autres. Ni New York. Ni les boîtes de nuit. Ni personne de mon entourage. Ni Montparnasse. C'est mon mystère. Ils veulent toujours que je devienne sérieuse. Je ne suis fervente et passionnée que pour le rêve, le poème. Que je m'allie aux analystes pour constater que je ne suis pas une analyste, ou aux révolutionnaires pour constater que je ne suis pas une révolutionnaire, peu importe.  Je sens ma solitude au moment où j'établis ma relation la plus grande avec les êtres humains, avec le monde. Lorsqu'on s'adonne à la sorcellerie, on s'y adonne seul. On interroge seul le démon. Il m'arrive quelque chose qui ne me fait pas peur, c'est une expansion de ma conscience, qui crée dans l'espace et la solitude. Il s'agit d'une vision, d'une cité suspendue dans le ciel, d'un rythme de sang. C'est l'extase. Comme seulement des saints et des poètes. Extase devant la vie. Devant toutes les choses, la croissance d'une graine, l'histoire de Noël de Durrell, le visage à la Chirico d'Hélène, l'orange de sa voix. Je vais peut-être exploser un jour et envoyer des fragments sur la terre."

Les rangements sont quelquefois utiles... C'est ma voisine qui le dit, une délicieuse dame de quatre-vingt-un printemps, plus ou moins ensoleillés. Je l'ai prise au mot, passant ce lundi de Pentecôte, en bonne part, à classer livres, photos et papiers. Je me suis replongée dans quelques carnets de notes ou cahiers de la dernière décennie, noircis de citations, d'idées, aux pages cartonnées par la colle qui a servi à les illustrer.  Parmi eux, des passages recopiés du journal d'Anaïs Nin, volumes un et deux, lus attentivement au début de l'été 2005:
 - Très belles pages, poétiques voire hallucinées. Images, sens du baroque, jeux de miroir entre géographies réelles et intimes. Le journal fonctionne comme pressentiment des fictions en attente. Pour ces pages-là je suis prête à abandonner quelques énormités - le besoin tout féminin d'être fécondée, le désir de viol qui habiterait chaque femme... dois me concentrer sur celle qui, de Fez: "Comme dans ma vie, des rues qui ne menaient nulle part, des impasses qui conservaient leur mystère." -

Huit ans plus tard, elles sont trois, à me faire encore cet effet-là, de désirer toujours me retirer loin du bruissement de la vie quotidienne, à peu près n'importe où, pour ne lire qu'elles, dans l'exclusivité que réclament les journaux d'Anaïs Nin, ceux de Virginia Woolf, ou toute l'oeuvre de Clarice Lispector.

"Et tout le reste est littérature".

Anaïs Nin, Journal, 1934-1939, Stock, 1970.

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