jeudi 6 juin 2013

GEORGES DIDI-HUBERMAN, MICHEL DE CERTEAU /


"L'atelier de l'artiste recueille sans doute les vestiges de toute une mémoire familiale et culturelle. Mais, en même temps qu'il les recueille,il les déplace, et radicalement. Il les tourne et les retourne, sens dessus dessous, ou bien se les met dans le dos. Sarkis demeure un immigré par excellence. Cela veut dire, en premier lieu, qu'il invente à partir d'une perte que Michel de Certeau analysa fort bien en disant qu'elle "concerne d'abord la nécessité de poursuivre une histoire hors du territoire, du langage et du système d'échanges qui la soutenaient jusque là. Les pratiques (...)se développent à partir de cette perte. C'est en fonction de cette distance que se forme une représentation de tout ce qui vient à manquer: la tradition se mue en régions imaginaires de la mémoire; les postulats implicites du vécu apparaissent avec une lucidité étrange qui rejoint souvent, par bien des traits, la perspicacité étrangère de l'ethnologue. Les lieux perdus se transforment en espaces de fiction offerts au deuil et au recueillement d'un passé".
"Mais, phénomène plus notable parce que plus déterminant, l'adaptation à un autre site social provoque aussi la mise en morceaux des références anciennes et, parmi les débris qui en restent attachés aux voyageurs, certains se mettent à jouer un rôle intense et muet. Ce sont des fragments de rites, de protocoles de politesse, de pratiques vestimentaires ou culinaires, de conduites de don ou d'honneur. Ce sont des odeurs, des citations de couleurs, des éclats de sons, des tonalités... Ces reliques d'un corps social perdu, détachées de l'ensemble dont elles faisaient partie, acquièrent de ce fait une force plus grande mais sans être intégrées à un tout, comme isolées, inertes, plantées dans un autre corps, à la manière des " petits bouts de vérité" que Freud repérait précisément dans les " déplacements" d'une tradition. Elles n'ont plus de langage qui les symbolise ou les réunisse. Elles ne forment plus une histoire individuelle qui naîtrait de la dissolution d'une mémoire collective. Elles sont là comme endormies. Leur sommeil pourtant n'est qu'apparent. Si on y touche, d'imprévisibles violences se produisent. (...) Ce sont des "signifiants", mais on ne sait plus de quoi. (...) Par eux se garde, têtue, morcelée, muette, échappant aux mainmises, une altérité ethnique."

Georges Didi-Huberman, citation de Michel de Certeau dans "Le lait de la mort", essai consacré à Sarkis et republié aux éditions de Minuit dans le recueil "Blancs soucis", mars 2013.

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