dimanche 5 janvier 2014

ETEL ADNAN / Au coeur du coeur d'un autre pays


De sa lecture du recueil de W.H.Gass intitulé "In the heart of the heart of the country" qu'elle achète à la librairie City Lights de San Francisco un matin ensoleillé de 1971;  de son retour au Liban, son pays natal, après dix-sept ans passés en Californie, Etel Adnan a forgé un livre de poète, qui rappelle étrangement (ou pas) le mouvement de la vague. Comme elle, en effet, les images, les voix et les couleurs ne cessent obstinément de revenir s'échouer, paragraphe après paragraphe ( c'est la forme nodale sur laquelle se bâtit le texte) et ravivent la mémoire, la creusent, l'altèrent, se jouant de ses mirages semblables à ceux qui par grande chaleur  tremblent sous des yeux ahuris de soleil. 

Mais le souvenir, loin d'être le seul agent à précipiter l'écriture, s'accompagne de la réflexion vivace, incessante d'Etel Adnan, laquelle vit lors de ce retour en tant que journaliste culturelle ( ni peintre ni écrivain) dans un entre-deux que connaissent trop bien tous les exilés...


"On ne revient pas dans son pays d'origine après une  longue absence sans ramener un certain éclat et quelques blessures ", surtout lorsque ce pays est une ville "frénétique et surchauffée, viva(nt) des passions monstrueuses qui la rapproch(ent) de sa fin." Beyrouth dont la réalité est d'une "complexité défiant l'entendement" est le substrat autour duquel s'édifie une "conversation silencieuse" avec le texte-matrice américain... Ainsi "Au coeur du coeur d'un autre pays" s' affirme en livre miroir, où se projettent des images lancinantes qui tournoient, reprises, reflétées -jamais tout à fait semblables, suivant en cela un seul  protocole: la variante, inhérente à l'entre-deux, à la fêlure inaugurée par le filtre d'une vie vécue en partie ailleurs.

Les deux premières séquences de ce livre qui en compte sept (dont la dernière, uniquement constituée d'infinitifs incantatoires et impuissants alors que de nouvelles menées se préparent contre l'Irak) sont un magnifique face à face... Vint-cinq ans après ce séjour à Beyrouth, Etel Adnan reprend un à un les points brodés dans son premier texte. C'est depuis un gouffre d'inquiétude, d'absence et de sagesse qu'elle réécrit chacun de ces éclats.  Des guerres sont passées par là, des affrontements terribles qui ont nourri les outrageantes représentations déversées à flots sur nos écrans.

Reste à égrener: lieu, le temps qu'il fait, ma maison, une personne, fils métalliques, les gens, données vitales, éducation, business ma maison -ce lieu -ce corps...


Parce qu'Etel Adnan écrit des phrases qui me donnent l'envie furieuse de les noter et de les retenir; parce que  pour elle, les maisons réagissent en êtres vivants - ce qu'elles sont, n'est-ce pas?; parce qu'elle habite pleinement ses identités multiples et contradictoires - la complexité n'est donc pas un mot ordurier? - d'américaine, d'arabe ou  de montagne; parce qu'enfin elle aime résider dans les cafés et évoquer ceux qui ont disparu; parce que moi aussi, Etel, " quand je suis heureuse, je vais à la plage ou je rêve d'y aller..." pour tout cela, et plus que je ne l'écrirai ici, votre livre ne me quitte plus.


"La plupart des gens, probablement, meurent de nombreuses fois.. mais pas à chaque fois pour une meilleure vie. Ils portent une auréole, qui est le souvenir visible des zones sombres qu'ils ont pénétrées, la traversée, la reddition.
Je suis toujours à la recherche d'un climat qui me renouvellerait, un paysage tourmenté où les vents m'apporteraient leurs histoires. Londres m'attire comme un lieu pour l'aventure et l'amusement mais lorsque j'y suis je pense aux petites villes de l'Italie, à ses églises illuminées, ses fresques, et tous ses secrets. Ce n'est pas très loin de l'idéal mais ça ne dure pas très longtemps. Je me tourne vers le désert de Syrie pour un pur enchantement mais tombe sur des camions. Une fois j'étais tout près de l'Afghanistan mais je me suis arrêtée à sa frontière occidentale. J'ai pris un avion pour le Machu Pichu et suis partie complètement hors du temps laissant derrière mon âme et ses souvenirs. Un ciel nocturne a suivi. De retour sur Terre j'étais devenue une inconnue. Tapis, lits, fourchettes et couteaux, tout ce que vous pouvez vendre ou échanger est superflu... La grande affaire de la vie c'est de ne pas être où vous vous trouvez. "


Etel Adnan, An coeur du coeur d'un autre pays, Tamyras éditions, traduction Eric Giraud, 2010.










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