mercredi 30 avril 2014

ELFRIEDE JELINEK / mémoires

mémoires
traversent
les confins du monde
telles des coquilles d'oeuf
en moi
vibre 
encore 
la noce
du corbeau
une autre
vouée de vin
je suis
vraiment ailleurs
des tours claires
volètent
en tournoyant
sans cesse
tu les
vois
traverser
tous les murs
mémoires
je ne peux pas
le supporter
prenez
la machine à laver
sans soucis
de mes
moires
traversent
un grand 
mois de mai
noir
est devenu printanier
crie et hurle
un tout petit
enfant
je suis
seulement
sectionnées
mes veines
sont belles et
bien rouges
brillent clair-énorme
en montée
comme des échelles de corde
me ressaisis
en te
dépassant
mémoires

Elfriede Jelinek, Poésies complètes, édition et traduction par M. Jourdan et M. Sobottke, Westphalie Verlag, Wien, 2014.

photographie: Christine Gossler par S.Furuya

lundi 28 avril 2014

ALVARO MUTIS / La dernière escale du tramp steamer


 Que "...ne se perdent pas ici l'enchantement, la fascination douloureuse et pénible de ces amours qui, par nature transitoires et impossibles, ont quelque chose de ces légendes jamais épuisées..."


Sous de tels auspices l'histoire du vieux raffiot amoureusement et cyniquement nommé "L'Alcyon" ne pouvait que nous envoûter, d'autant plus que nous la lisions à des milliers de kilomètres de ces contrées moites, de ce capharnaüm tropical, de ces vapeurs d'Orient qui, davantage qu'une simple de toile de fond, la pénètrent et la structurent. Car nuit après nuit, alors que les chaudes journées sont consacrées au sommeil, permis par la climatisation qu'enclenchent les moteurs, le narrateur "premier" recueille d'un compagnon, capitaine du bateau depuis disparu, le récit de son histoire d'amour avec une beauté levantine nommée Warda Bashur, également propriétaire dudit "Alcyon".

Loin des pâles façades des villes d'Europe de l'Est, toutes chantournées et colorées de pastels gourmands où dominent vert pistache et jaune vanille, je m'enfonçai donc dans le sillage du vieux steamer, qui à chaque détour de ce que l'on nomme hâtivement "hasard", se découvrait au narrateur ignorant de son histoire.

 A chaque fois un peu plus fatigué, décati, immergé de plus en plus profond dans les eaux où son destin le faisait croiser. 

Que de chemin depuis Helsinski féériquement prise dans les glaces  aux crues boueuses et fatales de l'Orénoque... Sur cette route chaotique en apparence seulement ( à cinq reprises, le narrateur rencontre le navire fantomatique et dans cet étoilement se prépare comme par magie la possibilité pour lui de connaître, enfin, l'envers de cette présence mystérieuse) le navire se déglingue peu à peu et avec lui les amours de la jeune femme en quête de liberté / d'elle-même et du marin entre deux âges que cette liaison laissera exsangue, pareil à un spectre, à une ombre. 

Au delà de ce monde cosmopolite, plein d'agitation ou de langueur selon le rythme secret des ports du monde entier,  saturés de couleurs, d' odeurs, de bruits - je porte le souvenir violent de celles de peinture, du sel, de la graisse des machines et de la sueur de ceux qui oeuvrent là, péniblement- au delà donc de cette agitation préalable à la liberté des mers et des départs, "La dernière escale du tramp steamer" nous parle du monde des perdants, des vaincus de tout poil, et de la mélancolie qui les ayant empoignés, se transmet inévitablement à quiconque ose leur contact. 

"Il entra tout à coup dans mon champ visuel, avec une lenteur de saurien légèrement blessé. Je n'en pouvais croire mes yeux. Sur le fond de la resplendissante merveille de Saint-Pétersbourg, le pauvre cargo envahissant l'aire, ses flancs souillés de traces gluantes d'oxyde et d'ordures jusqu'à la ligne de flottaison. La passerelle du commandant et, sur le pont, la file de cabines destinées aux membres de l'équipage et  d'éventuels passagers avaient été peintes en blanc à une époque très lointaine. Maintenant une couche de crasse, d'huile et de rouille leur donnait une couleur indéfinie, la couleur de la misère, de la décadence irréversible, d'un usage désespéré et incessant. Irréel, il glissait dans le halètement d'agonie de ses machines et le rythme saccadé de ses bielles qui, d'un moment à l'autre menaçaient de se taire à jamais. Il occupait déjà le premier plan dans le spectacle immatériel et serein qui me saisissait, et ma surprise émerveillée se convertit en une impression difficile à préciser. Il y avait, dans cette épave vagabonde de la mer, une sorte de témoignage de notre destin sur la tere. Un pulvis eris en fin de compte plus éloquent et plus assuré dans ces eaux de métal poli avec, en toile de fond, la splendeur dorée et blanche de la capitale des derniers tsars."


Alvaro Mutis, La dernière escale du tramp steamer, Les cahiers rouges, Grasset, 1992. Traduction de Chantal Mairot.

samedi 5 avril 2014

OPAL WHITELEY / La rivière au bord de l'eau, journal


Rien ne saurait préparer à l'étrangeté de ce journal, écrit par une enfant de six ans à l'aube du vingtième siècle (1904-1905), au fin fond de l'Oregon, entre corvées et corrections à la badine...
Chez la jeune Opal Whiteley, on ne plaisante pas avec le réel et on n'apprécie pas davantage les incursions dans le fol imaginaire, le roman des fées que s'invente cette petite fille pleine de fantaisie. Sa mère, (qu'elle fantasme comme adoptive, s'imaginant toute sa vie être la fille française du prince d'Orléans et de la duchesse de Bourbon-Parme) semble la battre chaque fois que la fillette imagine une solution "personnelle" et imaginative aux problèmes du quotidien; les tâches ménagères occupent tout le temps qu'elle ne passe pas à l'école et la rugosité immédiate de ceux qui l'entourent peut aller jusqu'au déchaînement - outre les coups de "la maman" ce journal fut réduit en des milliers de morceaux par une soeur d'Opal, et il faudra huit mois à son auteur pour le reconstituer, des années plus tard, dans la perspective d'une publication. 

Mais revenons à l'étrangeté inquiétante du texte.  Tient-elle à la langue, enguirlandée des noms chantants dont Opal affuble les personnages de sa cosmogonie ? Vient-elle de l'échelle inhabituelle de ce monde enchanté, proche de celui des fées  chéries par Arthur Conan Doyle ? Où serait-ce que la parole jaillissante, loghorréique, de cette enfant, se fait poétique, salvatrice? Un peu tout cela, et aussi la légèreté, l'audace et le profond besoin d'amour qu'exprime cette voix. Amour, attention... C'est là que prennent leur place les cortèges magiques d'animaux et d'humains qui comptent parmi les proches d'Opal: Saddie Mc Kibben, l'homme-aux-grandes-enjambées-qui-siffle, le corbeau Lars Porsenna de Clusium, Elizabeth Barret Browning, une vache poétesse et William Shakespeare, le vieux cheval.Cocasse et tendre ménagerie.

Avouera-t-on que la frénésie perceptible, l'exaltation fiévreuse du journal laissent pressentir le déséquilibre? A Boston, Opal fait publier ce journal qui la rendit célèbre. Puis quelque chose bascule: ce sera le départ en Europe, l'Inde encore, à la recherche de son "père", dans la perspective délirante de son roman familial. Internée à Londres jusqu'à sa mort en 1982 (elle a 94 ans) son épitaphe - Françoise Marie de Bourbon-Orléans, "I spake as a child" - porte trace de son enfouissement dans les zones lumineuses de l'enfance. 
 Pour nous, nous nous contenterons de l'appréciation de l'éditeur, Ellery Sedgwick sur son journal:

" Rien ne lui ressemble ni ne risque de lui ressembler."  


Opal Whiteley, Journal au bord de l'eau, éditions La cause des livres, 2006.