mercredi 4 novembre 2015

JOHN BERGER / King & De A à X



 John Berger a fait il y a déjà longtemps le choix de concentrer son travail d'écriture sur les déshérités, les inaudibles, ceux que vomissent dans des marges sales tant les villes gigantesques vouées à la représentation de la réussite et de l'ordre que  d'autres territoires ambigus, littéralement exhumés  par les guerres ou les situations de crises paroxystiques. Pas très loin de Volodine, de Bassmann... sans qu'on retrouve pourtant dans ses textes le lyrisme, les litanies et les scansions sauvages de ces deux-là. Ici la phrase est placide, faussement. L'os du réel affleure déjà. Il suffit.Ainsi dans les deux livres qui nous occupent, étrangement beaux, Berger donne le seul point de vue qui l'intéresse encore dans la fiction, celui de personnages dont personne ne semble plus vouloir...

Devenir moderne de Flush, le texte précieux que Virginia Woolf a consacré au chien de la poétesse Elizabeth Barret, bientôt Browning, King est surtout son pendant misérable. Quand le premier, choyé, se heurtait au monde des humains dans le cadre étroit, empoussiéré, d'une grande demeure victorienne, témoin privilégié des commencements d'une histoire d'amour, le chien de Berger est une créature vagabonde, qui s'attache à deux êtres perdus, lâchés par la vie ordinaire. Un couple de clochards, réfugiés dans les replis d'un terrain vague aux abords d'une grande ville d'Italie ( A quelques indices résiduels, on pourrait entrevoir Rome , encore que Scappanapoli,avec ses venelles crasses...)et qui s'abrite sous la structure en carton peint de ce qui devient une "hutte" précaire et provisoire, bientôt soufflée par les bulldozers.
Un erzatz de foyer, de famille, narré à la première personne, celle qui, de la manière la plus simple, la plus évidente, nous engage totalement à embrasser la perspective -et celle-là seule- d'autrui. Le chien comme témoin de ce que savent s'infliger les hommes.
Oublier le passé, s'en tenir -"s'accrocher"- à l'heure à venir... Difficile et nécessaire programme lorsqu'on n'a plus rien. Et qu'il n'y a décidément rien à attendre, rien à redouter que l'anéantissement.

" La haine que les forts montrent aux faibles aussitôt que ceux-ci s'en approchent de trop près est propre aux humains; elle n'existe pas chez les animaux. Chez les hommes, il y a toujours une distance à respecter.Si l'on ne la tient pas, ce sont les forts, pas les faibles, qui s'en offensent - et de l'offense naît la haine."



 Autre récit, autre forme. A. écrit à X., son amant maintenu depuis si longtemps en détention dans une cellule de la prison de Suze. Ce couple, il se construit sous nos yeux, ou, pour engager le sens le plus juste ici, à voix nue.  
Elle -écrit, rapporte, petits faits, réflexions, souvenirs. Lui laisse s'épancher ses commentaires, sans rapport direct avec le contenu de  chaque lettre. Des bribes. Des silences avant tout. Qui en livrent tant sur ce qui l'a conduit dans cette cellule et sur l'état du monde, hors fiction... Leurs paroles sont enchâssées - dans l'édition française- entre deux portraits du Fayoum, deux temps, deux formes de représentations ayant en commun cette fausse fragilité du papyrus, support de l'écriture comme de la peinture. Elles volent de l'une à l'autre, portées par notre souffle, notre regard aveugle, elles cognent contre les parois de l'histoire, et laissent entendre la possibilité de la disparition, l'oubli terrible sauf à le dire ou le peindre.

John Berger, King, L'Olivier, petite bibliothèque, 2002 / De A à X, L'Olivier, 2009.

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